Jean-Luc Moerman

Alliant Art et Sport, le vélo "MOERMAN-BIBI" est plus qu'un vélo. Nous comptons sur votre générosité.

La Fondation BIBI a décidé de s’associer à l’artiste Belge Jean-Luc Moerman en vue de produire une série exclusive de vélos décorés par l’artiste. Le profit de la vente de ces vélos sera consacré à financer les divers projets en cours de réalisation.

Jean-Luc Moerman:

“Je construis un univers, j’invente une réalité polymorphe et ouverte, faite d’objets mutants, hybrides, qu’aucun référent n’a le pouvoir d’expliquer, de justifier. Mes objets n’ont de justification que par les milieux qui les accueillent et les prolongent, les endroits qui les font vivre, les personnes qui les déplacent, qui les rendent actifs. Je conçois mon travail comme une prolifération multiple de formes modulables, polydirectionnelles, dépouillées de toute autorité, inindexables et sans provenance assignée, court-circuitant les dualités -le bien et le mal, le positif et le négatif, l’infiniment grand et l’infiniment petit, le monde et le sujet, le dehors et le dedans. Mes formes évoluent, elles se meuvent, elles créent de nouveaux possibles, mais elles ne dépassent rien, elles ne luttent contre rien -elles cherchent simplement à changer de plan sans cesse. Les hybrides, les objets mutants, sont produits par accident, et leur seule chance de survie est d’évoluer, de faire de leur anomalie le lieu d’une réinvention : alors qu’ils auraient dû disparaître, les êtres mutants changent de plan, transformant leur anomalie en création positive. L’hybride est pour moi une nouvelle forme de penser, de voir le monde, de le construire-déconstruire.

La création artistique constitue selon moi une expérience très spéciale. La création se situe à la frontière entre le fait que je construis quelque chose, et le fait que quelque chose, un être, vient me prendre, vient me forcer à le réaliser. Je crée parce que je suis traversé par quelque chose, et que cette chose, cet objet naissant, me demande de le charger, de le rendre peu à peu autonome. C’est cela qui constitue une expérience très spéciale : la prise d’autonomie d’un être du fait qu’on le charge. C’est un processus qu’on peut observer chez les humains depuis toujours : on charge les hommes sur le champ de bataille en leur donnant courage et confiance avant d’attaquer, on charge les fétiches pour convoquer dieux et esprits, on charge les maisons et les lieux de nos histoires ; de même, on charge une toile ou quelque support pour convoquer un être qui demande à naître.

Mon travail est prolifique, dans le temps et dans l’espace. Rien n’est vraiment terminé, je commence une toile, je la termine sur le mur, je peux la reprendre 10 ans après, comme si j’intervenais pour révéler quelque chose qui a toujours déjà été là. Comme si je rendais visible quelque chose d’invisible, présent de tout temps et en même temps inventé. C’est pourquoi mon travail ne craint pas les limites : il dépasse les limites des toiles pour parcourir les murs, il s’échappe des murs de l’atelier pour tatouer les rues et les corps. Il peut toujours il y avoir un hybride quelque part. Ce n’est pas un travail dont le but serait de s’inscrire dans l’histoire de l’art ou dans un courant de pensée : ces cadres-là sont souvent construits pour être déconstruits après. Je fais quelque chose qui sort des cadres, quelque chose qui ne trouve plus directement sa place dans un territoire localisé par l’histoire de l’art. L’art s’est toujours inscrit dans d’autres histoires (que celle de l’histoire de l’art). L’art est présent dans la nature, mais surtout il constitue une activité fonctionnelle dans la plupart des pratiques traditionnelles : l’art rend visible les êtres invisibles, il charge une matière concrète pour convoquer des êtres. Depuis toujours, les humains chargent des lieux, des histoires, des objets, pour convoquer des êtres, des esprits, des dieux ; une fois ces éléments chargés, ils conquièrent leur propre autonomie et ils agissent sur les humains en retour. L’art réside selon moi dans cette ancestrale pratique : l’art est une pratique non seulement esthétique, mais surtout fonctionnelle.

À travers les femmes tatouées, je cherche à faire se rencontrer deux mondes extrêmes dans mon travail. D’une part, l’artifice le plus extrême, les filles de magazine répondant à des canons esthétiques (qui s’éloignent de plus en plus de la réalité pour devenir virtuels), et d’autre part, le tatouage, acte ancestral par lequel les sociétés traditionnelles désignent, marquent, impriment à jamais, les appartenances et les histoires singulières des humains.

Les auto-collants, quant à eux, sont comme les effets ou les points d’impact d’une explosion qui a lieu dans l’atelier, et puis qui sort pour aller dans les rues. Ce sont des noyaux organiques, des prolongements de moi-même, des êtres proches du mode d’existence d’un animal qui resterait intègre, quel que soit le contexte, toujours fidèle à ses instincts et à ses mouvements. Ils sont également comme des points de fixation de mon champ visuel, me permettant de me déplacer dans les espaces, comme Spiderman ou l’alpiniste qui a des prises, des points d’attache pour voler entre les toits ou entre les montagnes. Ce sont aussi des signes perturbateurs, un nouveau langage qui détourne certains codes (lorsqu’ils sont placés sur des panneaux de signalisation ou sur des images publicitaires). On apprend dés notre plus jeune âge à s’adapter à certains systèmes de signes (langue, codes, etc) ; mais il y en a une multitude d’autres qui sont peut-être encore à inventer.

Les interventions sur aluminium illustrent pour moi les impacts presque “cliniques” des explosions et des désordres de notre monde, dans lequel tous les chocs sont comme nettoyés, désamorcés (rendus visibles selon une certaine image imposée par les médias, la politique et la propagande scientifique). Les hybrides évoluent dans cette candeur manipulée, comme des organismes qui s’adapteraient en fonction des milieux, imposant à ceux-ci leur puissance et leur activité.

Les miroirs se situent à l’intersection de deux mondes. Il y a un monde qui est face au miroir, le monde visible qui s’y reflète, et qui est notre monde, le monde humain, le regard, la culture. Et puis il y a un monde “de l’autre côté du miroir”, le monde invisible, que mes dessins tatouent, découpent, et tentent de convoquer. Le monde invisible, c’est le monde de toutes les forces, de toutes les entités qui nous font agir, rêver, penser, être ce que nous sommes.”

Jean-Luc Moerman